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On en parle

Abstraction toujours

Christian Noorbergen, le 22 avril 2021

Jean Clair voyait dans le corps la grande donnée artistique du vingtième siècle, quand même l’Abstraction semblait dominer le monde de la création. En 2018, peu nombreux en France sont les artistes qui donnent encore à l’Abstraction ses grandes lettres de noblesse.

Quelques grands musées, quelques fondations, et quelques galeries audacieuses, jouent cependant le grand jeu de la disparition de la figure et de l’objet, au bénéfice de la plus haute abstraction picturale, et de la presque pure peinture. Les prises de risques sont plus rares. Et pourtant, infinis sont les passages en distancé pays d’abstraction…

Une grande partie des « produits » consacrés qu’affectionne la modernité se définit par le rôle dominant de l’intellect, confort assuré, phénomènes de surface garantis, jeux d’enfants émerveillés, pour un temps, par les outils de l’époque… Que disent, chez Turner, ces affrontements chromatiques fusionnels, déchirés et déchirants, qui opposent les éléments premiers qui créent le monde et les forces imaginantes ? Que disent, chez Van Gogh, chez Nolde, ces combats du ciel, de l’eau et de la terre ? Dans ces batailles au cœur de l’œuvre qui font l’art, dans ces tensions si terribles que l’homme a déserté l’espace, quel drame d’existence se joue à corps perdu ? 

Kandinsky – Black Lines (Schwarze Linien) – Oil on canvas – December 1913 – 130,5×131,1 cm
Solomon R. Guggenheim Museum – © Vassily Kandinsky – VEGAP, Bilbao, 2020 

Au début du siècle dernier, la mort des images est achevée, au moins pour les artistes en quête d’oxygène mental. L’art abstrait ouvre ses voies avec Kupka, Malevitch et Kandinsky. Mais l’Abstraction de ces grands plasticiens marqués d’intellect, ne sera pas la seule voie de l’abstraction. L’abstraction expressionniste des grands Américains d’avant-guerre, puis l’abstraction lyrique et les abstraits contemporains gardent contact avec les profondeurs charnelles, comme la tache aveugle qui ferait vivre la vision. Sur les paysages du dehors se projettent les affres et les mystères du dedans, et le corps intime, implosé et virtuel, secret et inconnu, est l’arrière-monde sur lequel se déploient les mondes visibles.

Repères possibles en abstraite magie créatrice

Marcel Arnould – Sans titre

Enfiévré du trait qui se hasarde, et natif des profondeurs qui exultent, Marcel Arnould invente, entre le dit et le non-dit, le peuple secret de la trace, de la tache et de la déchirure.

Dan Barichasse – Tondo

Les confins des grands lointains, et ceux du dedans les plus infimes, sont l’affaire de Dan Barichasse, en taches d’extrême vie, cosmique ou cellulaire, cellulaire et cosmique, au sein du monde aqueux des origines.

Nanna Johanson voyage en verticalité dans l’humide poussière des signes, étirant à l’infini de subtils pans de matière peinte. Fragments éclatés d’un langage indéfiniment ouvert

Nanna Johanson – Les tressaillements de la lumière – 2020

Jean-Charles Quillin le magicien dit la nuit d’origine des corps, et sa très longue immense sortie des ténèbres. Corps de cendres et brûlures sombres.

Jean-Charles Quillin – L’aile de la Rédemption

Chez Pierre Souchaud, le dehors et le dedans s’étreignent. Sa matière, lisse et maigre, tient du parchemin d’âme. Coït cosmique, aux limites du tragique et de la volupté.

Pierre Souchaud – Entrée magique – 55×46 cm

Yolaine Wuest affronte à vif les déchirures de sa nuit. Alphabet immaculé d’incroyable densité. Et quand une seule trace s’éveille, le monde s’élève.

Yolaine Wuest – Sillons

« Le beau est dans la distance » Simone Weil

L’abstraction d’hier et d’aujourd’hui, d’une richesse parfois solitaire, dit la salutaire prise de distance avec le monde saturé des fragiles images. Elle restaure le vif de la création libre. De Daniel Mourre à Elisabeth Sandillon, d’Ivana Minafra à Dominique Meunier, ou d’Anne Bertoin à Didier Caudron, infinis sont les passages en pays d’abstraction… Rencontres vitales…

En couverture : Eugène van Lamsweerde – Princeton – 1985132×127 cm