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On en parle

Le tas comme symptôme de la contemporainose en art

Nicole Esterolle, le 21 février 2025

J’ai demandé à mon ami écrivain-poète marseillais, Jean-Pierre Cramoisan, de nous parler du « tas », comme symptôme d’une grave psycho-socio-pathologie de cet art que l’on dit contemporain, comme signe de l’effondrement psycho-mental de l’entre-soi institutionnel et comme pur produit du terrorisme intellectuel de gauche, idiot utile du grand capital artistico-spéculatif.

Comme je sais bien qu’il est encore inimaginable qu’un texte aussi prodigieusement juste et informatif puisse être publié dans les colonnes des revues d’art sur papier (au risque d’en enflammer les pages), je le propose donc, ici, comme sujet de réflexion à mes amis lecteurs d’Aralya.
J’ai une collection de 195 images de tas réalisés par autant de plasticiens hyper-contemporains, dont beaucoup sont de notoriété internationale, parmi lesquels quelques grands spécialistes de l’amoncellement, tels que Kader Atta, AiWeiwei, Huang Yon Ping, Latifa Echakhch (Prix Marcel Duchamp 2013), Tadashi Kamawata, Pascal Marthine-Tayou, Vernard Benet, Cerezaal-Gallizon, Thomas Hischorn, Ruben Ochoa.j, Wolfgang Thaler, Michelangelo Pistolletto, EricHhattan, Christan Boltanski, Félix Gonzalez-Ttorres.

J’ai par ailleurs écrit sur trois tas : un Tas de terre, un tas de briques et un tas de patates
Voici les liens vers ces 3 textes :
https://lagazettedenicole.art/la-friandise-art-contemporain-du-jour
https://lagazettedenicole.art/connaissez-vous-les-briques-de-elizabetha-benassi
https://lagazettedenicole.art/un-tas-de-patates-au-palais-de-la-bourse

Voici le texte de Jean-Pierre Cramoisan : ÉLOGE DU TAS

Qu’un espace de huit cents mètres carrés soit, par exemple, occupé par un tas de terre, de gravats, de planches, de pneus, de parpaings, de briques, de déchets de fin de chantier ou de briquaillons exponentiels, puisse dénoncer l’enterrement du capitalisme ou la joyeuse foirade de la société de consommation, soit. Les événements qui façonnent l’histoire ont toujours une fin.

L’art contemporain est à l’orée d’une mort annoncée.
Il est à noter que depuis quelque temps les résistances en sa faveur s’atténuent, s’effilochent, les réactions pour le défendre se disloquent et nous donnent à voir enfin la farce en face. L’envers de la pitrerie.
Mais ces fatras n’empêchent pas la création de continuer à fleurir et de belle façon ; eh oui, des artistes travaillent encore avec leurs mains (ce qui peut paraître désuet et superflu pour les plasticiens transformés en chefs d’entreprise regroupés autour des petits arrangements du Financial filon des mécènes ès contemporanitudes), sans oublier bien sûr qu’ils ont aussi des esprits alertes, pleins de rêveries et d’audaces inventives pour continuer à laisser entendre le son d’une singularité incarnée dans une réelle appartenance esthétique, où à faire partager ce que l’on appelle communément l’émotion, si souvent moquée depuis la trop longue plantade duchampienne.
A croire que depuis des décennies, il n’est de perspectives artistiques que celles qui, en relai avec les codes impulsés par les Fracs, n’ont eu de cesse d’adorer, d’encenser, et de vouer une dévotion sans limites à l’urinoir roi. Cette élite a produit un tel méli-mélo de détournements d’objets, d’installations prétentiardes, d’exhibants concepts puisés dans l’affligeant spectacle de la banalisation des humeurs corporelles et autres dérades néanteuses, que tout ce petit monde commence à avoir les miquettes devant le nombre grandissant d’artistes qui privilégient les couleurs, les formes, la générosité créative, bref la culture dans sa filiation la plus louable et la plus attachante : celle qui nous relie à l’essentiel et non celle qui nous en exclut. Pas celle, en tout cas, qui se joue et se met en scène sur les marchés, mais celle qui se crée dans les ateliers et les galeries éloignées de la loi du business.
Les phares de la conscience ne se sont jamais éteints ; ils éclairent toujours les chemins buissonniers nous conduisant vers un art réconcilié où les vrais enjeux de la création ne se prennent pas pour autre chose que ce que nous devons en comprendre.

L’art contemporain n’arrive plus à se dépêtrer de sa pompeuse arrogance…
Sans doute à cause des sommes d’argent exorbitantes qui contribuent à fortifier la morgue de sa renommée dans les réseaux de l’entre-soi où une poignée de collectionneurs encombre les grandes salles de vente où l’on ne sait plus comment donner de l’importance à l’exosphère artistique représentée par l’affluence d’une foultitude de multiplications néo objectales. Comme si la provocation ne se ridiculisait pas assez à travers la platitude et l’effacement de tout imaginaire au profit du règne de la rienitude.
Mais, à y bien réfléchir, il y a sûrement des manières différentes pour faire l’autopsie de ces tocades pour les tas, les assemblages, les empilements de toutes sortes, fatras de monticules, paquets de bidules colorés, colonnes, échafaudages, encombrements tellement cyclopéens que l’on finit par ne plus savoir ce qu’ils sont véritablement, ni pourquoi ils sont là, et encore moins ce qui les pousse à exister.
L’inconscient des accumulateurs semble davantage correspondre à une incapacité à traduire le monde autrement que par l’intermédiaire de ces tas où se réfugient les ego les plus bidons et les plus plats.
Quand l’esprit est orphelin des méthodes structurantes de la  création, tels que peuvent l’être le dessin, l’épure, les couleurs, le rôle des formes et l’agencement des idées, quand toutes ces choses défaillent, il ne reste plus que la présence d’une non-œuvre où seul le concept rameute par son pesant d’insignifiance.

La récupération, voilà le nouvel eldorado où se dilate  l’art contemporain.
Plutôt que de mettre vos objets à la poubelle, ne jetez rien, conservez-les et faites-en des accumulations, vous aurez peut-être la chance d’être l’heureux élu d’un prix Marcel Duchamp. Il faudra juste que vous affutiez un discours assez plaisant et biscornesque (la redondance est vivement conseillée), rôdé à l’explication de la vacuité, seul moyen de donner, au-delà des modes du sensible, de la raison et du sens, du relief à vos tartifiques naufrages ; qu’ainsi lancé comme un boomerang chargé d’inepties, il revienne, triomphal, vers un jury d’analystes du vide, au point de leur ôter toute espèce de discernement. Cette rhétorique-là est faite pour déstabiliser, à tout le moins exercer tant de sidération qu’elle laisse le regardeur baba raplapla, à bout de jugeote. Plus vous vous montrerez abscons, plus votre éloge acquerra la semblance d’une force pétaradante, et plus vous aurez la chance de faire partie d’un des plus grands formatages qui n’ait jamais existé. La recette est simple, fichtrement efficace, à la portée de n’importe quel nettoyé du cerveau des écoles d’art. Vous avez l’idée, vous aurez le tas qui vous convient.
Mais que fera-t-on de la proliférante production des artistes agglomérateurs, spécialistes de la transcendance du tas par tas, ces vaines pratiques prisées, adoubées par les institutions et les collections pré-per et post muséales ? Que faire de ces remplissages de balivernes payés à prix d’or ? Les enmuséer serait leur octroyer une abusive notoriété, encore que quelques-uns y aient déjà leur place ou y aient déjà fait de rapide incursion ; et puis cela irait à l’encontre de leur idée de base : être le reflet requalifié, réinventé de la société marchande. Alors, devra-t-on les proposer à des entreprises de recyclage ? Les mettre à la décharge ?

Que faire de tous ces tas ? D’autres, me direz-vous, mais beaucoup plus grands ; il y a pour cela une Sixtine toute trouvée : Monumenta.
Ce qui est et n’est pas mêmement, ce qui n’a pas sa place dans la durée ne représente que le fugace passage de chétives métamorphoses souvent sordides où l’ordinaire le dispute à la célébration d’une bouffonnerie hétéroclite, puisque la finalité de ces shows est de se transformer en parc d’attraction.
Où entasser ces empilements à la fin des orgiaques biennales d’art contemporain qui les ont accueillis ? En reproduire d’autre quasi à l’identique, mais ailleurs.
Peut-être que la métaphore du tas n’est-elle que le produit d’une représentation variable de l’air du temps, de l’artiste fragmenté, en rupture face aux embarras sociétaux qu’il n’arrive pas à résoudre et contre lesquels il se heurte sans jamais pouvoir les contrôler ; la tentative d’idées qui se dissolvent pitoyablement dans du pseudo signifiant. Pour enfler la dénonciation, étonner le badaud, questionner le bourgeois, ou faire jaser le folliculaire habitué à s’ébaubir devant les cadors de l’art contemporain, il n’y a pas d’autre moyen que de finasser avec les concepts. Babéliser, produire des œuvres où s’engouffre les courants d’air de l’inanité.
Le tas révèle parfaitement la flétrissure de l’ennui, l’éclipse de l’intelligence, la mollesse de l’inspiration, le forfait de l’âme, la chute et la négation de valeurs aussi probantes que peuvent l’être la singularité, l’ampleur de nos diversités, la manière d’aller aux sources du réel pour faire œuvre ; il n’est, hélas, qu’un tragique exhibitoire servant à argumenter du nombrilisme au rabais, à agréger les morceaux d’un monde en des  provocation de plus en plus  clownesques.

Combien de tas nous faudra-t-il encore subir pour qu’un nouvel énergumène né du terreau duchampien trouve le Tas des tas, celui qui mettra un terme à tant d’imposture. Pour l’heure, ça continue à empiler, déballer, éparpiller, à laisser pendouiller sur d’improbables supports des machins qui ressemblent à des serpillères écroulées ; bref on feint d’être astucieux, un artiste à plans de tiroir.
L’incontinence à produire des tas serait-elle une des clefs majeures pour expliquer la nécessité de susciter des éléments appartenant à une ritualisation, une totémisation de la société ?

Peut-être que l’ambition secrète d’un Jeff Koons serait qu’une danse de blaireaux vînt tournoyer en braillant autour d’un de ses forains festifs Balloon Dog couleur de fraise tagada ; que des poissons pourrissant dans le turbide formol d’aquariums géant de Damien Hirst fussent labélisés hauts lieux de méditation remboursés par la sécurité sociale ; qu’Anish Kapoor, fort de ses droits d’utilisation du Vantablack à « des fins artistiques », nous fasse, avec sa couleur gadget transformée en trou noir capable d’absorber une nouvelle dose d’indigence, un énième numéro de cirque.

Warhol en son temps mythifiait bien la lessive Brillo, ritualisait les vertes bouteilles de Coca-Cola en icônes de la société de consommation.

L’absence de sens s’est réfugiée dans une désastreuse anthologie de bazar qui, liée à une profuse mascarade que rien n’arrête, incarne une énorme supercherie consensuelle. Il faut faire trace à tout prix. Acter le Rien tout puissant. Exister dans la cité comme en soi-même. N’est-ce pas là tout platement une théorie du morcèlement et de la désintégration ne servant qu’à enfiler du bla-bla discursif.

L’ombre de ce fétichisme ambulatoire effraie le public qui fait profil bas de peur de passer pour un crétin.

En voulant jouer ou nous faire dialoguer avec les concepts, on  assiste à une revanche de l’inutilité artistique. A un envahissement du mauvais goût. La récente sculpture de Koons représentant une poignée de tulipes pop art dont les fleurs aux farineuses couleurs pastel ressemblent à des condoms en fin de parcours, témoigne de cette poussive intronisation du néant. Car enfin, soyons sérieux, qui peut croire à l’invariable pérennité de ces âneries ? Quand on aura enfin compris l’ampleur de ce faux air d’art, cette mauvaise blague qui dure depuis presque un demi siècle, elles finiront inéluctablement dans les sous-sols des fondations et les entrepôts des musés

Quand la bulle des joyeuses reliques de fêtes foraines de Koons et des merdes gonflables de Mc Carty va éclater, il y aura une vraie tornade pâtissière… et cet entartrage n’épargnera aucun de ceux qui se sont risqués dans ce traquenard.

« Si la société de consommation, comme le dit Baudrillard, ne produit plus de mythe, c’est qu’elle est elle-même son propre mythe. »