Depuis une petite vingtaine d’années, la foire Drawing Now fait partie des événements incontournables en France pour ce qui concerne le dessin contemporain, et plus encore depuis qu’elle s’est fixée en 2014 dans le bel écrin au centre de Paris qu’est le Carreau du Temple. Rendez-vous international, avec des galeries venant de toute l’Europe de l’Ouest et même du Sénégal et du Japon, cette foire de haut niveau dresse un panorama assez exhaustif de toutes les tendances actuelles du dessin… et au-delà, à moins d’avoir du dessin une définition très extensible. Collage, peinture, photographie et autres techniques plasticiennes étaient en effet présentés à côté des plus attendus fusain, crayon, stylo bille, pierre noire ou pastel. Au final, le spectateur évoluant dans les allées encombrées d’autres visiteurs découvre des propositions artistiques très différentes les unes des autres qui nécessitent plusieurs passages pour être appréciées à leur juste valeur.
Au sein de cette offre pléthorique et globalement de grande qualité, ce sont deux artistes présentés au sous-sol qui ont retenu mon attention.
Le premier était exposé par la galerie La Nave Va (Marseille) dans la section Insight de la foire, c’est-à-dire la section dédiée aux découvertes et à l’émergence. Il s’agit de Pierre Monestier, artiste né en 1963 et vivant dans la cité phocéenne depuis quinze ans, auquel le galeriste Pierric Paulian consacrait un solo-show. À travers un accrochage homogène constitué pour l’essentiel par des formats raisin encadrés sobrement, on rentrait dans un univers volontiers surréaliste, où planaient les ombres tutélaires de Magritte et de Max Ernst. Un domaine de l’étrange et du poétique servi par une très belle qualité d’exécution dans le dessin (même si, à strictement parler, il s’agit d’acrylique sur papier), avec une attention particulière portée aux jeux d’ombre et de lumière.
Certaines œuvres étaient presque en noir et blanc, d’autres étaient en couleurs, mais dans tous les cas l’œil du spectateur glissait sur un aspect atténué, adouci, tout en nuances, qui par contraste ne faisait que renforcer l’aspect subversif des images. Les références à d’autres artistes, d’autres œuvres, d’autres époques, sont assez évidentes, ce qui crée immédiatement un sentiment de familiarité et de complicité, sans pour autant empêcher un regard vers le futur, lointain ou déjà en train d’advenir.
Si Transformation m’a immédiatement fait penser au Rhinocéros de Ionesco, interprétation peut-être fautive de ma part, Rmutt variation ou Aux Trousses ne cachent pas les références explicites à Duchamp ou à Hitchcock, mais en les amenant sur un autre terrain, plus critique ou pessimiste peut-être, celui d’une possible déshumanisation ou réification dans un système de surveillance généralisée. Cadavres exquis renouvelés, hybridations mêlant formes archétypales et angoisses contemporaines (guerre, virus), les œuvres de Monestier sont autant de petites bombes à l’apparence inoffensive, autant de ferments de subversion tranquille, dans le droit fil, actualisé, de ses devanciers du Surréalisme.
Le second artiste dont les œuvres ont accroché mon regard est AurelK, né en 1992, passé par l’École Boulle et celle des studios de la Cité du cinéma, et représenté sur la foire par la galerie Binôme (Paris). Également exposées au niveau -1, dans la section Process cette fois (qui accueillait les projets associant le dessin et d’autres médiums), ces œuvres, de petite taille pour la plupart, faisaient la part belle au noir et blanc et jouaient sur l’ambiguïté de la technique utilisée.
Au premier regard, on n’est pas bien sûr de ce que l’on voit. Et cela s’explique fort bien par la manière dont les différentes techniques sont fusionnées ensemble : sur une base photographique tirée sur papier Fine Art avec des encres pigmentaires très denses, l’artiste vient renforcer les contrastes, tant dans les ombres que dans les parties lumineuses de ses compositions, à l’aide de fusain, de pastel à l’écu ou de pierre noire. La frontière entre chaque médium est indiscernable et on oublie presque aussitôt de se poser la question de la technique pour entrer directement au cœur des microcosmes exposés à travers deux séries distinctes : celle des “Suaires” et celle des “Seuils”, chacun de ces mots correspondant à la partie lumineuse de chaque pièce.
L’ombre épaisse, l’obscurité présente dans chaque œuvre a pour fonction de mettre en valeur un point de fixation particulier ; ce faisant, dans la série des “Suaires”, elle fait oublier la trivialité du décor (planche à repasser, lavabo, porte-serviette, fauteuil, escalier, etc.) et amène à une sorte d’atemporalité au service du véritable sujet de chaque scène : la présence mystérieuse, quasi surnaturelle, d’un être réincarné dans un drap, un linceul, un suaire.
Dans la série des “Seuils”, l’obscurité va plus loin encore, elle ne fait pas que mettre à distance l’environnement photographié, elle l’occulte carrément par endroits pour redessiner un espace dans lequel sont mis en valeur des points de passage, portes et huis virtuels vers un ailleurs indéfini. C’est une architecture intérieure (d’origine religieuse) qui est ainsi redéfinie en lieu (et rite) de passage vers un au-delà mystérieux situé dans l’outre-noir.
Drawing Now
Galerie La Nave Va – Marseille (13)
Galerie Binôme – Paris 4ème
En Une : Pierre Monestier – Aux Trousses – 2025 – Acrylique sur papier – 65×50 cm – ©Claude Almodovar / Pierre Monestier
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