Les grands yeux noirs de Yosra Mojtahedi, jeune artiste iranienne, posent un regard persan sur notre monde et notre société. Le 3CINQ, Centre d’Art Contemporain de Lille, berceau spacieux de verre et de blanche lumière traversante, est l’écrin rêvé pour les œuvres toutes de noir et blanc vêtues de Yosra.
« Je sculpte l’ombre qui sort de la lumière » affirme-t-elle. Le noir n’est pas une couleur, ni une notion, le noir est matière. Une matière emplie de symboliques : couleur du deuil, une évidence, mais aussi celle d’un hommage, un tribut au centre de l’univers d’où naît toute création. Un peu comme si le noir pour exister avait dû absorber le spectre des couleurs, les ingérer, les digérer, pour mieux les exhaler, les restituer. Sans le noir, aucune couleur ne pourrait exister. De même, sans l’ombre, la lumière ne serait point.
La poésie persane est hautement inspirée de la vie quotidienne, un guide pour Yosra, une source d’inspiration et de création. Le tapis, à ce titre, est un élément incontournable de toute scène du quotidien en Iran. Tel l’âtre du foyer, c’est un lieu de rassemblement où l’on peut parler, échanger, rire, se disputer, manger, dormir, siester, faire l’amour, il fait partie intégrante de la famille. Yosra, le décrit comme l’origine du monde, aussi y représente-telle, par le biais d’un photomontage, la matrice. Le sexe féminin s’invite à même le sol, ce sol qui accueille notre venue au monde, terre d’asile où l’on vit, grandit, évolue.
La scénographie de l’exposition associe à ce tapis deux autres œuvres : une sculpture en aluminium, représentant une photographie numérique du corps de l’artiste avec un robot mou, et le photomontage imprimé sur un voile noir accroché au mur. On pourrait y voir la trilogie de la genèse, le sexe-robot venant ensemencer la fleur vaginale pour donner naissance à cette germination noire, préfigurée sur la tenture murale…
Car la vie, le corps, l’amour, le rapport sexuel et sensuel sont les cœurs de cible de l’artiste. Tout n’est que fusion, osmose, rencontre. Le vivant mais aussi le non-vivant définissent notre identité. Yosra rêve d’un monde où les questions politiques, écologiques, identitaires, sexuelles seraient appréhendées sous la focale de la poésie, de l’organique et de Zan, la femme en persan.
Yosra rêve d’abolir les frontières. Il ne s’agit pas seulement des frontières qui bornent nos pays, nos origines, notre identité mais aussi de toutes ces frontières que l’on peut mentalement établir : entre le monde des végétaux, des animaux et des hommes ; entre le cosmos, l’infiniment grand, et notre planète, jusqu’à l’infiniment petit ; entre l’homme et la femme, le corps étant pris dans son ensemble dans une volonté de créer des corps hybrides pour mieux délivrer un message universel. Ce corps est une des nombreuses obsessions de Yosra. Elle le dépeint fragmenté, morcelé, autant de détails qui nourrissent ses dessins semblables à des planches d’anatomie ou de botanique.
Car, quelle que soit l’œuvre, l’artiste part toujours d’un dessin. Parfois, elle se soustrait à ses contours pour mieux les porter dans l’espace. Les sculptures ne sont pas que verre, plâtre, céramique, elles prennent aussi la forme de robots. Yosra est une ancienne élève du Fresnoy, école des arts visuels très propice à l’abolition des frontières entre l’Homme et la machine. Le robot s’inscrit entre l’art et la science. La richesse du Fresnoy est d’offrir l’accessibilité à des équipes de scientifiques et aux technologies offertes : « Sexus Fleurus » est une sculpture vivante et innovante aux confins de la science-fiction. Une sculpture mouvante et interactive, un robot mou, fait de peau, pierre, air, seringues, tuyaux, capteurs, silicone, composants informatiques, réalisée en partenariat avec l’Inria Defrost. Une caresse, un affleurement, et voilà le « Sexus Fleurus » animé, vibrant, ronronnant sensuellement et suggestivement.
Les mots sont aussi importants que la représentation de la matière, qu’elle soit visuelle ou palpable. Les mots sont habiles, tactiles, érectiles ; les titres donnés aux œuvres sont évocateurs, chargés de sensualité et d’érotisme, confluents du règne du vivant, animal, végétal et humain : « Envoûtement d’un duvet noir ». « Horizon d’un trou mouillé en expansion ». « Les lèvres mouillées au bord de la paroi d’une fleur ». Mais aussi « Le sein-oiseaux », « Le paysage de son organe » et « Le corps arbre », autant de dessins planches anatomiques dignes d’un Muséum d’Histoire Naturelle. La poésie pénètre les œuvres et s’inscrit sur les murs de l’exposition, arcane de l’univers de Yosra. De véritables poèmes nous sont offerts.
Combler nos sens, tous nos sens, tel est le vœu de notre artiste. Aussi le son accompagne-t-il ses œuvres. Là aussi tout est organique et rappelle le vivant, tout ce qui compose et inspire son univers : bruit de cailloux, pierres qui roulent, se concassent, feuilles séchées, froissées, qui se délitent, se décomposent, bruissent ; il s’agit de créer un univers complet car l’art révèle les sens aujourd’hui oubliés…
Comme disait Robert Filliou, « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Pour cette jeune artiste passionnée et tout en questionnement, connue en son pays et aujourd’hui exilée, la vie et l’art ne font qu’un. Sa dernière exposition était à la Fileuse de Loos, où se trouve aujourd’hui une exposition hors-les-murs du FRAC Grand Large. En cette ville aux portes de Lille, elle a élu domicile et atelier, contribuant elle aussi à abolir les frontières de la Métropole dans la continuité du renouveau de villes aux apparences mineures et oubliées.
Jusqu’au 21.01.2023 – 3CINQ – Lille (59)
En Une : Les lèvres mouillées au bord de la paroi d’une fleur – 2021 – Encre sur papier – Contre collage sur dibond – 115×210 cm
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