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On en parle

Quand l’art et la non-violence se prennent par la main

Nicolas Delamotte Legrand, le 28 janvier 2025

#2 – Anne Mourier

Pour la série d’articles sur l’Art et la non-violence, j’essaie de faire jaillir certaines facettes d’une création artistique inspirante qui s’exprime avec déférence, posant et proposant sans compromis des actes forts. Difficile bien entendu de convoquer et de restituer en un court article la richesse et la complexité de l’œuvre d’Anne Mourier. 

La salle d’exposition « Onction » – ©Anne Mourier

J’ai eu la chance de visiter l’exposition Onction de l’artiste franco-américaine à l’occasion de ArtNight Venezia. Cette installation olfactive unique met en scène les parfums créés spécialement pour l’exposition. « Avec l’aide précieuse d’un nez j’ai créé sept senteurs… sept visages, facettes et expressions du Féminin. » m’explique l’artiste. Les œuvres odorantes réveillent nos sensations, nous rappellent à des souvenirs enfouis et provoquent des émotions surprenantes. Dans sa galerie Corte dell’Arte à Venise, la scénographie de linges surannés parfumés et suspendus aux murs de briques, de plâtre et de pierres participe à faire surgir certaines évocations. Les parfums déclenchent quant à eux des réactions et convoquent des souvenirs qui resurgissent de façon soudaine et inattendue. Pourtant Anne ne nous impose rien. Elle nous invite simplement à pénétrer dans un univers sensuel, à déambuler, à sentir, à percevoir, à ressentir. Chacune des sept senteurs exposées évoque une facette de la féminité, une destination. Sa collaboratrice Gabriella Zimmermann accompagne tout au long du parcours olfactif les visiteurs et recueille leurs remarques, leurs témoignages et les réactions à vif. Pour chaque parfum humé, une liste d’adjectifs inspirés, des mots du quotidien et des phrases émouvantes s’accumulent depuis le début de l’exposition. On peut lire entre autres « Un endroit où je ne suis jamais allée », « L’humidité », « La tendresse », « Une terre lointaine », « La fécondité », « Le retour à la terre ».

Au fur et à mesure de la découverte de l’installation, je ne peux m’empêcher de penser au livre Le Parfum de Patrick Süskind. Les effluves imprimés dans les linges, parfois délicats, parfois profonds, parfois aigres ou perçants nous reconnectent à l’essence même de l’humain. Cette expérience unique nous donne à rencontrer l’Art dans une forme des plus inattendues et étonnantes. L’artiste me confie : « L’idée de l’exposition Onction a commencé avec l’envie de toucher les gens à l’intérieur d’eux-mêmes. Les odeurs ont la capacité d’atteindre cet intime sans que nous ayons le temps de lever des barrières. Dans un second temps est venue la question du support pour ces senteurs. Le drap est également un objet chargé de mémoires. Il est celui dans lequel on est né, celui dans lequel on a fait l’amour pour la première fois, celui où l’on a accouché, celui dans lequel on a été malade… les draps sont une histoire, une âme. Ils n’ont pas une forme « logique » prédéfinie, … les fantômes, les âmes, ce qui est invisible et intérieur vivent dedans …. et il faut aller chercher cet intérieur en douceur au risque d’effaroucher le fantôme ».

Jeune Femme – ©Anne Mourier

Et l’artiste de me confier encore : « Les parfums et l’odorat sont importants pour tous mais c’est un sens sensible, délicat, presque intérieur … il faut donc prendre le temps de le rencontrer ce que peu de nos contemporains font. C’est dommage … ça peut être tellement magique ». Contrairement à des œuvres picturales, à un concert, à un film, à une sculpture, à une œuvre architecturale… les œuvres olfactives d’Anne ne jaillissent pas. Elles se diffusent lentement et nous convient à nous approcher, à humer les yeux fermés, avec humilité et douceur pour se laisser surprendre, être traversé et transporté. Les œuvres ne sont pas à vendre mais uniquement à « expériencer ». L’artiste nous invite ainsi à faire une pause, à arrêter notre course effrénée, à prendre notre temps pour laisser agir la magie et laisser résonner en nous l’écho que les odeurs nous livrent.

Douceur, féminité et sexualité, une divine triade

Malgré l’incompréhension que l’on peut avoir face à l’autre et à l’inconnu, être non-violent, c’est entre autres réussir à respecter « tout ce que l’univers a créé sans exception ». La non-violence pour l’artiste est le respect de la différence, de toute différence. La douceur et le consentement sont donc essentiels. La douceur « est l’antidote à la violence. Le consentement est un des éléments de la douceur pour ne rien forcer, ne rien imposer. » Grâce à une communication non-violente, « s’assurer que nous sommes doux et que nous demandons ce dont nous avons besoin, en douceur ». Délicatesse raffinée, résonance charnelle, finesse des gestes, la féminité occupe bien entendu une place prépondérante, fondamentale et fondatrice dans l’œuvre d’Anne Mourier. « Je vois la féminité comme le réceptacle, le passif face à l’actif de la masculinité. La beauté du vase qui recevra les fleurs, du ventre qui accueillera l’enfant, de la page blanche qui recevra le poème, de la toile qui recevra le pinceau. Il n’y a pas d’oeuvre d’art sans réceptacle pour la recevoir et pas de fleurs qui survivent longtemps sans eau. Cette réceptivité est sacrée. Rien ne peut exister sans que les deux ne se rencontrent ». Dans une société oligarque dirigée encore principalement par les hommes, la féminité est souvent perçue comme peu importante, intrigante souvent, dangereuse parfois. « Notre culture hait les réceptacles. Elle les jette à la poubelle pensant que la seule chose importante est la petite graine, pas le terreau et nous en mourrons ».

Je suis fleur – ©Anne Mourier

Le terme onction peut être défini littérairement comme de la douceur dans les gestes et dans les paroles, et il dénote la piété et la dévotion. C’est également un rite qui consiste à oindre une personne ou une chose d’huile sainte, avec douceur. Visiter l’installation d’Anne Mourier nous fait ainsi vivre un rite de passage pour se (re)connecter à soi, à son histoire et à d’autres dimensions de notre être anesthésiées, ignorées ou oubliées. L’artiste me confie encore : « Cette installation représente une tentative de communiquer avec ce qui se trouve au-delà de la matérialité. C’est une douce tentation… une exhortation à s’éloigner du bruit, de l’extravagance et de la démesure ». Se laisser tenter de laisser-faire, d’accueillir l’instant, faire confiance à la vie et « accepter de s’endormir dans les bras doux et aimant de l’univers ». Dans cette envie d’un lâcher prise inconditionnel, avec un processus de création qu’elle décrirait comme « cathartique et fluide », les idées créatives apparaissent organiquement suite à ses très nombreuses lectures et ses temps de promenades loin du tumulte. Elles prennent forme également dans l’univers protégé de l’intime. L’artiste offre une place énorme dans ses œuvres à la sexualité. Pour elle, c’est la clef de tout. « Au début du christianisme les gnostiques pensaient que les clefs de l’accès au divin étaient la sexualité et l’art. Ils ont tous été éliminés mais je souscris à cette philosophie ». L’art est sacré et « l’art et la sexualité sont les clefs du retour au paradis. Ce sont les deux outils qui peuvent nous aider à nous reconnecter avec le Divin ».

Le « Taking Care », collaborer et communier ensemble

Avec Anne la non-violence se vit et se révèle ainsi dans la beauté du quotidien. Elle la côtoyait déjà enfant dans l’harmonie d’un univers minutieusement construit par sa maman, dans une « maison-cocoon protégée de la cacophonie du monde extérieur. » Depuis l’odeur délicate du savon de Marseille de son enfance, les parfums sont restés un élément déclencheur de création, colorant sa sensibilité de femme et d’artiste. Élever et prendre soin de ses enfants, laver le linge, déambuler sur les marchés, collectionner des objets trouvés dans les brocantes… l’acte créateur est tout le temps et partout. La création non-violente se fait ainsi œuvre dans la simplicité des objets produits et dans les actes ordinaires du quotidien. Sans force ni volonté mais bien par l’énergie du désir de créer, l’important n’est pas ce qu’elle fait mais comment elle le fait, avec quelle intention et quelle attention. Le « taking Care » est ainsi au cœur de son œuvre et du processus de création. Il est « une représentation importante du yin, de la douceur qui manque tant à notre monde actuel et qui est si peu valorisé dans nos cultures occidentales qui sont des cultures où nous valorisons l’argent, le paraître, le yang ». Pour l’artiste, « l’équilibre entre la douceur et la violence est nécessaire car la violence peut avoir parfois sa place. Mais en ce moment l’humanité est dominée par la violence. Il faut donc promouvoir la douceur afin de recréer l’harmonie. »

Anne collabore souvent avec d’autres artistes. Elle aime travailler « ensemble », se perdre et se retrouver « dans le reflet des yeux de l’autre. C’est l’opposé du cavalier solitaire sur son cheval blanc qui va conquérir le monde. C’est la communauté ». La dentelle et le verre sont souvent présents dans ses projets. Un lien de causalité avec Venise ? Un hasard plutôt car les matières ne lui importent que peu. Ce qui intéresse l’artiste c’est la collaboration avec les « gens qui font la dentelle ou le verre. S’ils faisaient autre chose, ce serait autre chose ». La collaboration artistique, c’est donc une communion des esprits et un échange avec « des personnes qui m’ont laissé rentrer à l’intérieur et qui ont accepté d’écouter mon âme »

Taking Care – The Feet Baranova 4605 – ©Maria Baranova

Depuis Cleaning it up en 2013 et dans les nombreuses expositions, performances, projets participatifs et installations qui ont suivi, Anne Mourier nous incite à être à l’écoute des signes présents et des empreintes du passé, à écouter nos émotions, à observer notre environnement et nos semblables, dans une démarche bienveillante respectueuse d’accueil. Ne rien provoquer, ne rien manipuler, ne pas (se) juger. Laisser venir à soi l’harmonie et la beauté du monde, attentif, attentive, dans le calme et la simplicité.
Son travail très symbolique est rempli de références, d’archétypes et de messages. De tous les symboles qui habitent son œuvre, celui de la Vesica Piscis y aurait une place particulière. Ce motif géométrique représente la communion du yin et du yang, la création, le « ventre de l’univers ». Il représente l’équilibre ou chaque partie existe, respectée, et co-existe dans une dynamique de communion et d’infini.

En Une : Portrait de l’artiste – ©Nicolas Delamotte-Legrand