Quand la photographie devient peinture – Pierre Dubreuil
Gersende Petoux, le 6 décembre 2022
35 ans après la rétrospective au Centre Pompidou, le Palais des Beaux-Arts de Lille célèbre les 150 ans d’un photographe lillois dont la guerre hélas eut raison des traces de son travail, réduisant en cendres les négatifs de ses œuvres. Mais Pierre Dubreuil n’est pas un photographe : c’est un peintre, un dessinateur, un poète, un révolutionnaire, un humaniste, un amateur de calembours, un libre penseur… Non content d’être un précurseur, innovant en matière de procédés techniques et artistiques en photographie, il en a littéralement repensé la portée et le sens.
Issu du mouvement pictorialiste, il fait rimer photographie et peinture, utilisant l’héliogravure, un procédé mêlant gravure et photographie, les impressions à la gomme bichromatée, nécessitant l’usage du pinceau et rapprochant le photographe du peintre, retravaillant ses négatifs en différents tirages, qu’il retouche en autant d’attendus différents, jusqu’à l’abstraction.
Au début du 20ème siècle, l’engouement pour les œuvres japonisantes ont ainsi vu naître “Le Bénédicité”, une œuvre au format du kakémono et à la conception moderniste, dans laquelle le décor prend le pas sur le sujet. Une longue nappe, chemin de table conduisant notre regard vers l’enfant attablé, occupe la quasi entité de cette œuvre verticale et fait dire à l’un de ses confrères : “M. Dubreuil est un de ceux qui marchent délibérément vers des horizons neufs”.
En effet, Pierre Dubreuil nous invite à changer notre regard sur les objets, les êtres, le monde. Son séjour à Paris lui inspire des clichés qui bouleversent les codes et dérangent ses contemporains : la Tour Eiffel n’est plus qu’un modeste sujet, noyé dans la brume, tandis que l’éléphant de fonte de Frémiet barrit avec emphase sur le Trocadéro dans “Eléphantaisie”. Quant à “L’Arc de triomphe”, il se niche dans le lointain, sur les Champs Elysées, photographié sous le poitrail d’un cheval campant placidement au premier plan avec une focale encore jamais osée à l’époque et qui fit jaser !
Usant du même procédé pictorialiste, “Dudule” est un enfant au visage flouté, un “enveloppement” dit Dubreuil, qui disparaît presque derrière une cocotte en papier démesurée dont les lignes géométriques viennent contrarier la marinière du petit bonhomme. La cocotte est un sujet que Pierre Dubreuil aime à détourner avec esprit et humour, jouant avec les mots et les images. Sur “Le Boulevard” déambulent des cocottes parisiennes de la Belle Epoque, qui ne sont ni plus ni moins que de réelles cocottes en papier, très élégantes avec leur subtil jeu d’ombres et de lumières. Car c’est bien la lumière qui est au centre de son travail, ses ombres, ses reflets, ses distorsions, pour preuve “Mon Pinceau”, photographie de son objectif qu’il a délibérément noyé entre ombres et lumière.
Pierre Dubreuil aime innover mais aussi amuser, avec les images mais aussi avec le langage ! Les titres de ses tableaux lui sont chers : “pourquoi ne pas y appliquer aussi notre intelligence comme nous savons le faire pour les sujets de nos tableaux ?”. Inspiré par sa patrie et ses compatriotes d’adoption, il flirte en Belgitude avec le surréalisme et fait de ses portraits de clés, des “Sésames”, de cadenas, des “Gardiens fidèles”, de bouchons de bouteilles de vin, des “Compagnons”, de piles de vinyles, des “Lyres modernes”, d’œuf à la coque, une “Fantaisie ovoïde”. Par-delà les substantifs, ce sont de véritables métaphores poétiques qui désignent ses sujets et prolongent sa pensée : ainsi les moules ouvertes à la lame et juteusement assaisonnées d’une rondelle de citron sont une “Gourmandise bruxelloise”, les cerneaux de noix concassées, une “Distraction d’automne”, ou les bobines de fil, des “Agents de liaison” on ne peut plus imagés, rébus subtil pour notre imagination !
Les photographies évoquées datent des années 30 et sont des tableaux d’accumulation d’objets, révolutionnant notre appréhension du quotidien, de l’usuel. Une conception moderniste nommée la “straight photography”. Mais Pierre Dubreuil voue également un véritable culte aux yeux, au regard. “Les myopes ont généralement des yeux ronds et pleins comme la courbure de l’objectif grand-angulaire, les yeux presbytes sont plus plats”.Il ne s’agit pas seulement de dévoiler le regard mais aussi d’encadrer ces yeux, les masquer, les reléguer au second plan, voire les fermer. “The first round” accroche le spectateur avec des gants de boxe démesurés en punch line, dévoilant un regard déterminé de vainqueur entre ses deux masses de cuir arrondies. C’est d’ailleurs ce portrait qui a été choisi pour l’affiche de l’exposition de Pierre Dubreuil au Palais des Beaux-Arts de Lille.
Autre regard, profond et pénétrant, celui de l’autoportrait, le regard au sens propre comme au sens figuré d’un homme battant, brillant, tellement moderne et novateur ! Heureuse rétrospective pour ce génie lillois dont le rayonnement fut international.
Jusqu’au 27 février 2023 – Tableaux photographiques – Pierre Dubreuil – Palais des Beaux-Arts – Lille (59)
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